Salut! Je m’appelle Sophie, j’ai 20 ans, et pour mon 10e été au camp, j’ai fait la Moisie.

Quand j’étais petite, je me rappelle avoir vu durant plusieurs séjours au camp les « Moisineux ». Je trouvais qu’ils avaient l’air si vieux! Il me semblait qu’ils s’apprêtaient à accomplir l’impossible, à partir si longtemps qu’ils en oublieraient leur propre nom. Année après année, je les ai admirés.

2022. Après deux étés sans camp, on nous apprend le retour des grandes expéditions. Toute l’année j’y pense, à ce périple d’une vie qui m’attend. Serait-ce comme je me le suis imaginé pendant tout ce temps? Aussi difficile, aussi épanouissant? J’avais tant de questionnements. Quand on grandit, l’univers autour de nous évolue aussi; tout n’est qu’un continuum au cours duquel nous mûrissons. Cependant, quand je me suis lancée, je ne me suis pas sentie plus vieille ou plus sûre de moi par rapport à ce qui m’attendait que lorsque j’avais 10 ans en moins. Ceux et celles qui étaient partis avant moi me semblaient pourtant faits de roc, comme de vrais guerriers ayant traversé des ouragans. Étais-je vraiment rendue là moi aussi, forte et assurée, prête à braver la tempête? Malgré la petite campeuse en moi qui doutait de mes capacités, c’était bel et bien à mon tour de faire face à la Moisie. Je savais au fond que j’étais parée pour le défi.

Cette expédition, elle est complexe à raconter et difficile à décrire en détail, puisque c’est en fait une histoire qui forme un grand tout dans ma tête. Une expérience, un voyage, un périple. Dix amis se lançant à pieds joints dans l’inconnu d’un territoire si riche. Des copains, dont certains je ne connaissais même pas le nom et qui ne connaissaient pas le mien avant de partir. Un autre n’ayant jamais mis le pied à Kéno. Mais nous avions tous un but commun; 30 jours et 570km de canot et de dépassement sur l’une des plus belles rivières au Québec.

L’entrain et l’excitation d’un nouveau départ nous ont bercés les premiers jours sur les immenses lacs que nous avions à franchir. « Prendre le temps », « décrocher », « vivre », voilà pourquoi nous étions tous là. Étrangement, dès le premier soir, mon sleeping me semblait tellement confortable et la tente, comme ma maison. Le feu était mon grand ami, sa chaleur apaisant mon esprit. Il n’y a pas eu d’adaptation à ce nouveau train de vie; lui et moi avancions main dans la main et je ne faisais qu’une avec la nature.

Nous avons été confrontés à la réalité des territoires du Labrador dès notre arrivée : pluie, vent, froid. Des kilomètres et des kilomètres de différents tons de gris, accompagnés d’une humidité qui s’infiltrait partout. Mais les épinettes, parsemées partout sur les montagnes, veillaient sur nous et nous rassuraient qu’il était possible de braver ces contrées. Sur ces grandes étendues d’eau, les coups de pagaie s’enchainaient, encore et encore, devenant des automatismes. Rapidement, j’aurais même pu avancer les yeux fermés, en ayant seulement la sensation de l’air glacé fouettant mon visage. Tous les campeurs savent que dans ces moments, on chante, on jase, on crée des jeux pour passer le temps et oublier les nœuds de plus en plus gros qui se forment nos épaules. Nous devions toutefois continuer à avancer parmi les vagues agitées et, le soir, je ressentais encore le mouvement de la houle. C’est lui qui me berçait jusque dans le sommeil.

Même si nous avons souvent dû pagayer beaucoup plus de kilomètres que prévu pour trouver des sites de coucher (merci aux plages inondées!), d’agréables surprises nous attendaient.  Un soir, après avoir échappé de justesse à un orage, le ciel étoilé nous a surpris en étalant devant nous sa magnifique robe verte dansante. « Des aurores! »,  j’ai crié. Ensommeillés, les couche-tôt sont sortis en furie pour voir le spectacle. Nous sommes restés river les yeux vers le ciel en nous extasiant.

Nous avons même dû remonter une rivière durant ces jours de lacs! De quoi tester la force de caractère. Mais le groupe est resté positif, et l’espoir nous gardait vivants. Les journées passaient vite, filaient à vitesse « grand v » sans que l’on ne s’en aperçoive. 

Puis, après une dizaine de jours, elle était là, la Moisie. Cette rivière que nous attendions avec impatience, que nous nous imaginons depuis toujours. Sans hésiter, nos cinq petits canots rouges se sont lancés dans ces rapides houleux qui creusaient les montagnes. Ce long courant d’eau, noir comme l’encre, fonçait et forgeait, tourmenté sans cesse, sans demander où nous faisions route. Sûre d’elle, la rivière coulait sans répits avec nos fragiles corps sur son dos. Dans ces moments où nous voguions sur les flots de Dame Nature, l’espace autour de nous semblait se figer, comme si seuls les torrents existaient.

Néanmoins, les nombreux kilomètres de portages dans les broussailles et dans la boue étaient éprouvants. Il y avait toujours davantage de bagage à porter à bout de bras et de canots à trainer sur les centaines de mètres de roches. Pourtant, alors que nous le froid perçait nos os et que la fatigue rongeait notre corps, ces rocailles semblaient comme une accalmie sereine, endormies près de la rivière trop tumultueuse.  La fébrilité des troupes face aux rapides, mélangée à l’éreintement des portages qui meurtrissaient nos épaules étaient alors devenus le quotidien sur la Moisie.

Tout au long des canyons défilant devant nous, les paysages ravagés par les feux entrecoupaient la beauté des verts conifères qui nous enclavaient, comme un bouclier nous protégeant des dangers du périple. À son tour, le soleil, s’étant enfin décidé à se pointer le bout du nez sur la rivière, réchauffait nos cœurs de sa douce étreinte dorée. L ’euphorie des rapides que nous descendions jour après jour était indescriptible. Je n’ai jamais rien connu de tel; mon cœur était plein. C’était la quête du bonheur.

Mais la Moisie, ce n’est pas seulement de la persévérance, de l’accomplissement, du courage et de la détermination. Ce sont aussi les fous rires partagés autour du feu, les secrets de co-canot, la pêche de brochets, les « dance partys » le soir au son de la musique rythmée par la lumière stroboscopique de nos lampes frontales. C’est la percée de soleil qui réveil le matin, le son des chutes si belles et puissantes, le vent dans les feuilles qui vient caresser le visage, les récits à la belle étoile. C’est de se gaver de « Mac n Cheeze » après une journée éprouvante, c’est d’escalader des montagnes pour découvrir des nouveaux territoires, c’est de dormir coller contre tes meilleurs amis. C’est aussi de chanter au son d’un ukulélé pendant qu’on que la voile est levée, de se réchauffer sur le bord du feu après une journée froide même avec des tisons pleins les manches et c’est de regarder les plus beaux couchers de soleil de toute une vie. C’est comme si le temps s’était figé pour un moment, que rien d’autre n’existait à part nous dix, seuls contre le monde qui se dressait devant nous.

La Moisie m’a permis de partager une expérience humanisante, en apprenant à connecter avec mes émotions et avec celles des autres. Elle m’a montré comment prendre le temps de m’arrêter, simplement pour profiter, et à voir la beauté dans les choses simples. J’ai appris à écouter, m’armer de patience et d’empathie, à collaborer et à communiquer en restant ouverte d’esprit. J’ai aussi acquis une autonomie et une confiance en moi plus grandes que je ne l’aurais imaginé. Mais, surtout, j’ai eu la chance lors de ce voyage de connaitre des humains merveilleux, dans toutes leurs complexités et leurs facettes. Ce périple m’a fait comprendre que malgré mon désir de me dépasser et de connecter avec la nature, j’ai pris part à cette aventure pour partager une expérience unique avec neuf autres personnes, pour tisser des liens avec eux et pour que nous en ressortions grandit,  tous ensemble. Ça merveilleusement bouclé la boucle des expéditions au camp ainsi que mon expérience en tant que campeuse à Kéno.

 

Bref, si je peux résumer la Moisie en un seul mot, ce serait « évasion ». Et si j’avais pu, j’y serais restée toute la vie.

Sophie