Il y a fort longtemps, au début du commencement, au temps où le ciel s’étendait à l’infini, que des forêts et des montagnes mystérieuses dominaient la terre, la région des lacs Long et Montauban regorgeait de vie. Ses sous-bois étaient remplis de chevreuils, de bleuets, de castors, de canneberge, d’orignaux et j’en passe. Les lacs regorgeaient de poissons et la cime des arbres d’oiseaux qui berçaient la forêt de leurs douces mélodies. La richesse de cette région était si grande qu’elle permettait à un grand nombre de clans autochtones d’y vivre sans ne jamais manquer de rien.

La réputation de terres bordant ces lacs grandit et se répandit à la vitesse du vent. Elle atteignit les îles de l’Est et traversa, à l’Ouest, les lacs grands comme des mers, les plaines qui touchent l’horizon, les montagnes qui défient le ciel, et elle finit sa course sur les côtes venteuses. C’est sur ces rivages que la rumeur d’une terre d’abondance et de magnificence tomba dans l’oreille de Zaltana[1].

Zaltana est le dernier et le plus immense représentant de la race des Géants de l’Ouest. Il est si énorme qu’il traverse une montagne en une simple enjambée. Ses pieds font des tremblements de terre, sa bouche est un abîme, et son front arbore une bosse semblable à un rocher. Malgré sa laideur apparente qui lui donne un air abruti, il est aussi rusé et déterminé qu’un géant peut l’être, bien que cela ne soit pas un exploit dû à la simplicité d’esprit de ses semblables. Mais par-dessus tout il est aussi orgueilleux et gourmand qu’il est grand. C’est sa gourmandise qui le fit partir pour les lointaines terres à l’Est. 

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Il partit donc et au bout de quelques jours à peine, il arriva finalement au pays de sa convoitise. Zaltana le géant put enfin observer la richesse de ces deux lacs et de leurs forêts. Il constata de ses propres yeux le territoire qu’on lui avait tant vanté et l’envie lui prit de dévorer tout ce qu’il y avait de comestible à sa portée. Tous ces fruits, ces plantes, ces animaux et ces humains lui donnaient l’eau à la bouche. Mais avant qu’il ne se lance dans ce festin démesuré un plan, lui vint à l’esprit. 

Son plan était simple, mais efficace. Il ne mangerait pas tout d’un coup, car après il ne resterait plus rien et il devrait repartir à la recherche de nourriture pour une deuxième fois. Il forcera plutôt les Hommes à travailler pour le faire manger et il ne leur laissera que le minimum pour survivre et continuer. S’ils ne lui obéissent pas, il n’aura qu’à les dévorer.

Son plan fonctionna à la perfection. Tous les Hommes se trouvaient impuissants face à lui, même les plus courageux et les plus forts se soumirent et durant des décennies les Hommes vivant autour du lac Long et du lac Montauban vécurent une vie éreintante dans la peur constante de servir de repas à Zaltana. Ils avaient tous abandonné sauf un, un seul était encore prêt à affronter le géant. Que ce soit par pure folie ou par courage, personne ne le sait, mais seul Nayati[2] continuait à lutter.

Nayati était un amérindien vivant sur les bords du lac Long avec les siens. Il était encore jeune quand le géant est arrivé, mais il était assez vieux pour se souvenir du temps ou son peuple était toujours libre et heureux. Il était maintenant rendu un adulte et il était en amour avec une femme qui allait bientôt lui donner un enfant. Son enfant allait donc naitre en esclave et s’il ne faisait rien pour changer cela personne ne le ferait. Pour le bonheur de son enfant, il devait agir, sinon il sentait qu’il ne pourrait le regarder dans les yeux. Il ne sera jamais capable de battre Zaltana par la force, c’est donc par la ruse qu’il le vaincra.

Pour mettre sa ruse à l’œuvre, il lui fallait se préparer. Tout d’abord il demanda aux femmes de son clan de lui confectionner une veste immense faite à partir de la toile d’un tipi tout entière. Ensuite il lui fallait de la nourriture, beaucoup de nourriture, il lui en fallait des montagnes. Il partit donc à la rencontre de tous les clans de la région pour les convaincre de lui donner le maximum de bouffe possible. Les convaincre tous fut difficile, mais chacun lui donna au minimum ce qu’ils devaient déjà donner au géant Zaltana et certains lui donnèrent même une portion de leurs vivres. La quantité de gibiers, de banique, de fruits et de poissons était si grande qu’il lui fallait des dizaines de rabaskas pleins à craquer pour tout transporter. Quand tout fut prêt, il partit avec la veste, qu’il enfila, et l’interminable train de rabaskas vers la plaine qui séparait le lac Montauban du lac Long où réside Zaltana.

Rendu au rivage, Nayati accosta tous les rabaskas sur la plage, puis il alla à la rencontre du géant pour lui lancer un défi. Nayati lui dit, « Oh! Grand Zaltana, première et principale calamité de ce monde. Je vous salue! » Il lui parlait de cette façon, car flatter l’orgueil démesuré d’un géant ne pouvait que le mettre dans de bonnes dispositions. « Pour quelle raison me déranges-tu, être inférieur? », dit le géant. « Je me suis dit qu’un puissant homme d’action comme vous, oh! Terrible seigneur des riches terres de l’Est, devait avoir besoin d’un minimum d’action pour se divertir. Je vous provoque donc en duel! ». Cette provocation fit éclater le géant d’un grave rire guttural qui fit trembler la forêt. « Ha! Ah! Ha! Tu oses me défier, toi qui n’es face à moi qu’un insecte minable. Je n’ai pas de temps à perdre avec toi et tes idées suicidaires. Si tu veux mourir, tu n’as qu’à te tirer dans des rapides ou du haut d’une falaise, mais ne viens pas me déranger. Maintenant pars avant que je ne me fâche. Tu as beau avoir de bonnes manières, tu es hautement présomptueux. » « Je vous prie de m’excuser, oh! Zaltana l’invincible, mais je crois m’être mal exprimé. Je vous provoque humblement en duel de gloutonnerie. » À ce dernier mot, Nayati capta l’attention du colosse qui ne pouvait résister à l’idée d’un festin. « Tu m’intéresses Homme, mais en quoi consiste ce duel de gloutonnerie? » « C’est bien simple, surtout pour un esprit comme vous, oh! Zaltana l’infiniment sage. Nous allons manger jusqu’à ce que nous en soyons incapables et le premier qui arrivera à la limite de sa faim perdra. »

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Ils prirent un rabaska chacun et ils commencèrent à dévorer leur contenu. C’est à ce moment que Nayati mit son plan à l’œuvre. À chaque fois qu’il mangeait quelque chose, il le glissait subtilement dans sa grande veste. C’est ainsi que leur gavage continua durant une heure, deux heures, trois, quatre et c’est à la cinquième heure sans interruption que le géant se sentit bourré. « Je suis plein. Je ne peux plus avaler une bouchée de plus et toi, tu continues à manger comme si tu n’avais rien avalé depuis un mois. Comment fais-tu, toi qui es si petit face à moi? » L’amérindien lui répondit le plus simplement du monde, « C’est bien simple, vous pouvez même le faire vous-même, oh grand Zaltana. Tout ce que je fais quand je me sens incapable de manger plus, je prends mon couteau, j’ouvre mon ventre, la nourriture tombe et ça me fait un petit creux. Regardez! » Et il prit son couteau, coupa un grand trou dans sa veste, tout ce qu’il avait mangé tomba au sol et il recommença à manger de plus belle. Zaltana trouva ce truc si simple et évident qu’il ne put s’empêcher de l’essayer lui-même. Il prit donc son couteau, il fit comme Nayati et il recommença à manger ce qu’il pouvait. Mais après quelques minutes il commença à se sentir étourdi. Des mouches virevoltaient devant ses yeux, il avait chaud, il était fatigué et pour se reposer il se coucha sur le dos entre les deux lacs, la tête vers le lac Nadeau. Alors qu’il se reposait, ses yeux se fermèrent et il tomba tranquillement dans un sommeil éternel.

Le corps de Zaltana était si immense qu’il resta à cet endroit durant des années, des siècles et des millénaires. Au fil des années la nature reprit ses droits sur le lieu où le géant reposait, de la terre et des roches s’y déposèrent. Des plantes, des arbustes et des arbres le recouvrirent bientôt d’une forêt fleurissante. Le temps a si bien fait son œuvre que la seule trace qu’il nous reste de Zaltana est sa silhouette couchée sur le dos qui forme la montagne qui sépare le lac Montauban du lac Long et sur la grosse bosse sur son front au point le plus haut de la montagne fut construite la tour à feu.

 

[1] Zaltana signifie « haute montagne » dans une langue amérindienne.
[2] Nayati signifie « celui qui lutte » dans une langue amérindienne.

 


Antoine Deschamps
Moniteur au Camp de vacances