C’est le temps où le temps n’existe pas encore. Le froid sublime le paysage. Le brouillard oppresse les sens. Les vents balaient le nordet, rafalent en aval des collines. C’est le temps du possible sur Terre. Le temps du partage des sols.
Puis, vient l’eau.
À cheval sur un billot, l’eau dégringole des hauteurs. Fraîche, jeune, désirable, limpide de virginité, elle suinte des rochers, bouillonne de rapides. Elle minaude sous la brume, chatoie sous les rayons lunaires. Elle se glisse entre les craquelures de la terre séchée, s’approprie le terrain aride pour en faire un lit de fange, transforme le sable en mouvance et mouille les berges des rivières souillées, des lits assoiffés. L’eau, fille sauvage, indomptée indomptable, azurée de bleus et d’indigo, s’éclate dans une myriade de brillance. De lacs tranquilles à rivières tumultueuses, à fleuves nourriciers, à océans immenses, partout l’eau s’infiltre, source de vie.
Puis, vient le feu.
Fièrement dressé, il naît dans les contrées. Chaud du sang de la jeunesse vierge, il poursuit sa quête. Des profondeurs de la terre, portés par le vent, les tisons rouges de la passion consumée courent les vallons, les plaines et les monts, fumée de désolation et poussières de noir à leurs trousses. Flammes de l’enfer terrestre tatouées sur la peau, le feu sature l’air et encrasse les poumons célestes. Dans sa course folle, guidé par les braises d’un désir millénaire, il s’assouvit enfin dans l’étendue bleutée.
Union des contraires, l’eau et le feu se lient pour exister le monde. Si, dans son empressement, il devient trop vif et ardent, elle apaise ses tourments d’une ondée. Si elle devient discrète et solitaire, il la rabroue d’un éclair de chaleur.
Puis, le loup sort des bois.
Pattes ancrées dans le sol, il redresse son collier de fourrure. Altier, fier et solitaire, force incarnée de l’au-delà, il s’abreuve à la rivière et se mire dans ses eaux. Dans son reflet, le sourire de la belle lui adresse une offrande. Elle le protège de sa force décuplée et de sa pureté. Quant au feu, il devient aussi un allié. Gardien de l’honneur, il châtie ceux qui dérogent aux lois naturelles. Le loup, sage parmi les sages, entend le feu et l’eau. À trois, ils bâtissent un monde de paix et de fraternité, où tous les êtres jouent un rôle dans l’équilibre de la vie.
Par une nuit sans lune, quand l’obscurité efface les silences, le feu dort dans les bras de l’eau. L’homme glisse sur le lac. Les yeux avides de richesses, il pose son regard sur les diamants bleutés, sur le rubis des étincelles et sur l’immensité du territoire, espace convoité. Le loup, aux aguets, s’approche en ami. L’homme s’impose en ennemi. De leur rencontre naît la violence rapace. L’homme et le loup opposent leurs forces primitives. Le loup défend la survie du monde connu. L’homme envahit.
Au bruit des armes et de la rage, l’eau se réveille et le feu se cabre. Devant le spectacle inédit, ils restent à l’écart. Le feu entoure les combattants et la chaleur de la colère monte d’un cran. L’eau brouille l’onde et les vagues déstabilisent les adversaires. Le feu et l’eau parlent la voix de la sagesse, mais le loup et l’homme sont sourds à leur message ; des deux, il y aura un vainqueur qui sera maître du territoire.
Dans les canots d’écorce, le grand loup gris des premiers bois et l’homme conquérant s’affrontent, entrechoquent leur embarcation, leurs pattes et leurs poings liés, les griffes acérées et la lance affutée. L’eau et le feu entendent la respiration sifflante de leurs efforts. Chacun des coups portés par l’un trouve son reflet dans l’autre. Les forces s’affaiblissent, la nuit s’estompe ; au point du jour, on distingue le carnassier debout dans son esquif, son poitrail offert à la lance assassine dans un ultime geste de courage et de volonté. Alors que le fer transperce la fourrure de soie, les crocs de l’animal se figent dans le cou de l’homme, étourdi par sa victoire imminente. De la carotide s’enfuit la vie et, dans un fracas amplifié de douleur, s’écrasent la bête et l’homme au fond des périssoires.
La meute hurle à la mort, la femme pleure. Puis le silence.
Stoïques dans l’effroi et l’incompréhension, le feu et l’eau ravalent leurs larmes.
Devant eux flotte un espoir anéanti. Des forces unies avaient permis que le monde soit. Il leur faudra recommencer. Autrement. Ils chassent louve et louveteaux dans les profondeurs des bois et défendent à tous de fraterniser avec eux. Quant aux hommes, installés sur les berges, circonscrits par les dangers, ils sont régulièrement soumis à la Nature, seule vrai maître des lieux.
Ainsi, d’un combat sourd et violent est né un Nouveau Monde.
Hanté par deux solitudes.
France
Chorégraphie de canot présentée un matin d’août 2013 dans la baie du camp Kéno.
Scénario : Julien Bilodeau
Danseurs : Anne-Sophie Daigle, Emanuelle Carrier, Elisabeth Blais, Amélie Bissonnette Montminy
Pagayeurs : Étienne Desbois, Charles-Olivier Moore, François Vézina et Julien Bilodeau