Tous les camps ont leurs légendes. Je voulais réhabiliter celle-ci.
C’est ma fête. 50 ans. Si vous pouviez me voir, vous me diriez que je ne fais pas mon âge. Pas de cheveux gris ni de pattes d’oie. Pas d’angoisse, non plus. Juste 50 ans. Que je suis ici. Des années. Des décennies. Des saisons vides. Et tout plein d’étés. Avec les autres. À jouer, rire, courir. À me baigner, grimper et sauter dans les flaques d’orage. À explorer le bois, maitriser l’hébertisme et la technique du feu de camp. À chanter des chansons et ne plus les chanter. À partager l’endroit avec les filles. Et les trouver jolies. À pratiquer mon portage solo, mon esquimautage. À barrer, guider, dompter les eaux, dormir sous les étoiles, veiller aux confidences, griller parfaitement les guimauves et revenir au camp pour un grand buffet des Voyageurs. Et jouer des tours.
J’adore jouer des tours. C’est mon passe-temps favori. Et du temps, j’en ai beaucoup. Je n’ai que ça. Du temps à perdre. À occuper. Du temps à compter. À vivre. À combler. Du temps à égrener. Du temps à tuer.
Je réussis presque toujours mes tours. Le nain vagabond, la citronnade des fontaines, les canots à écoper, les souliers perdus, les commandos biscuits, les boîtes de thon disparues, les ampoules dévissées, les bas dépareillés, les premières boîtes à clous, les lueurs de l’île d’Oscar, le vent qui murmure, les ombrage des arbres, les gants blancs menaçants, le costumier dévalisé, l’écho des montagnes, le hurlement des coyotes, les maquillages de nuit, les avirons introuvables, les signaux de fumée…
Des années de pratique ont fait de moi un farceur redoutable. Faut dire que j’ai un net avantage. Si on me ressent, si on m’entend imperceptiblement, on ne me voit pas. Jamais. Ni une ombre ni un reflet. Rien. Invisible. Et pourtant bien réel. Tellement que plusieurs me redoutent, ici. Tellement qu’on ne parle plus de moi, ici. Défendu d’évoquer ma possible présence ou de prononcer mon nom sous peine de sévères représailles ! Et pourtant… je n’ai rien fait de répréhensible. Je ne suis qu’ici. À jouer des tours.
Un jour, j’ai failli me faire pincer. Je suivais un groupe de moniteurs dans un sentier et tout à coup, sans crier gare, voilà le premier de la file qui se retourne pour une photo. Alors, entre eux, sur le cliché, je suis comme un blanc flou. Bleuté. Un nuage de poussière insolite. Une aura diluée. Et c’est assez pour donner la frousse à des générations d’enfants et d’adultes !
En fait, moi, je ne fais que m’amuser. Depuis toujours. Je suis arrivé en 1966, avec tous les autres garçons. Mais je ne suis jamais reparti. Je me suis installé à quelques mètres de l’Amirauté. En hauteur, pour permettre un bon ruissellement des eaux (conseil de maman). L’automne, j’ai vue sur la baie. L’été, je suis au frais à l’ombre des feuillus. Mon emplacement était bien choisi, car, peu de temps après moi, les pères responsables du camp y ont érigé leur oratoire. Et me voilà en odeur de sainteté ! Remarquez qu’ils ont fait du bon travail. Ma nouvelle maison est beaucoup plus jolie que la première. En plus, j’avais, comme qui dirait, un coloc. Mes soirées d’hiver sont devenues plus douces. Surtout à Noël. Tout mon chez-moi s’illuminait. La froidure se taisait. Et la Vierge Marie souriait.
Aux vacances, régulièrement, je voyais défiler dans notre maison tous les gars du camp. Je les ai tous connus. Au fil du temps et des étés. Puis les filles sont venues s’y mêler. Mes compagnons de jeu involontaires. Mes complices innocents. Certains m’ignoraient. D’autres me craignaient. Et mes amis riaient. Les seuls amis que j’ai jamais eus. Quand le culte a quitté le bois, une fin d’août, avec les derniers campeurs, je suis resté tout fin seul dans ma chapelle désertée.
Pendant quelques années, plus personne ne venait. Par poltronnerie et couardise. À cause des misérables ragots du camp. J’ai fait mon temps seul dans un espace trop grand. À écouter la chouette. Et puis, faute de place pour dormir, les voici revenus, les campeurs de la nouvelle hutte en croix. Avec les lits et les barils. Et j’y suis avec eux. Ou ils sont avec moi.
C’est ma fête. J’aimerais bien le chant d’anniversaire, avec tous les enfants. Mais je sais qu’on ne le fera pas. Aujourd’hui, mon existence est importune. Pourtant, je suis ici chez moi. J’ai 50 ans x 15 ans. Je suis un ado ordinaire. Qui joue des tours. Je ressemble à tous ceux qui sont passés ici. Les Marc, François, Louis, Julien, Victor, Olivier, Nicolas, Philippe, Charles, Drew, Étienne, suivis des Ginette, Suzanne, Denise, Mathilde, Évelyne, Chloé, Anne, Sophie, Catherine, et tous les autres, qui ont foulé les sentiers, dévalé la côte des Aventuriers, grimpé les arbres et les parois d’escalade, crié au huard, rêvé sur le quai, compté les étoiles, osé sous la lune, gouté à l’eau vive, couru aux grands jeux, volé des baisers, et enfoui, dans le secret du camp, leurs rêves et leurs désirs adolescents.
Au gré du vent. Au gré du temps. Des rivières. Et de la vie.
Je suis tous les campeurs, uniques. Je suis ce qui reste de vous. Sans cheveux gris, sans pattes d’oie, sans tourment.
À l’image de votre jeunesse. Éclipsée. Révolue. Évanouie.
Un enfant d’éternité. Et l’espoir qui l’accompagne.
C’est ma fête… 50 ans…
France