La nuit est noire. Encore une nuit sans lune enveloppe le monde. Je souris. J’ai 42 ans.
J’ai 14 ans. Me voilà Explo-Challenge. Nos sacs et barils sont à peine déposés sur le plancher de la hutte que déjà nos moniteurs nous expliquent ce qu’ils attendent de nous : « Les gars, d’ici deux semaines, vous aurez réalisé bon nombre de défis, mais vous devez en réaliser un qui vous soit personnel. Plus grand que nature. Un de ceux qui vous habitera toute votre vie. Un desquels, le matin, dans le miroir, vos lèvres diront à vos yeux : Je l’ai fait, oui, je l’ai fait. »
Tous les gars sont excités. Déjà, les idées s’éclatent : « Moi, je traverserai le lac à la nage ; moi, j’escaladerai la paroi à mains nues ; moi, je sauterai du plus haut plongeon naturel ; moi, je coucherai seul au shelter ; moi, je pêcherai un poisson au harpon artisanal ; moi, je ferai mes portages en solo ; moi, moi, moi… »
Couché sur le dos, yeux au plafond du lit superposé, je songe quand Hubert me demande : « Et toi, Antoine, tu veux faire quoi ?
* Moi, je décrocherai la lune. »
À l’annonce de ce projet, tous les gars pouffent de rire. Ils rient franchement de moi, mais je ne sens pas la méchanceté. Mes deux moniteurs me regardent, sourire aux lèvres : « Et, tu penses avoir besoin d’aide ou tu t’arranges tout seul ?» Derrière l’ironie, je sens la question qui demande une réponse pertinente : « Au fil des étés, tous les gars ici sont devenus mes amis. J’ai confiance en eux et ils ont confiance en moi. Nous sommes unis, soudés par le cœur. J’espère qu’ils m’aideront. »
Dans la hutte, on sent comme un moment indéfinissable qui pose la question à chacun d’entre nous : « Et si, ensemble, on réussissait ?»
Alors, tout le monde cherche à trouver le moyen :
* Et si on grimpait sur la plus haute branche du plus grand arbre du camp ?
* Et si on montait au clocher de l’église de Saint-Léonard ?
* Et si on fabriquait une catapulte avec René pour lancer Antoine dans le ciel ?
* Et si on empruntait une échelle à René et qu’on la plantait dans l’île d’Oscar, bien droite, fichée vers le ciel ?
* Et si on invoquait le Diable pour le faire revenir, comme dans la Chasse-Galerie, et qu’Il nous emporte dans nos canots d’expé ?
* Et si on demandait à René (indispensable René !) de nous aider à patenter une machine de téléportation ?
La première moitié de nuit s’est passée à imaginer toutes sortes de scénarios, puis les gars ont sombré dans le sommeil, phrases et pensées inachevées…
Au matin du deuxième jour, c’est le tour annuel du camp, question de nous ouvrir l’appétit. Au détour du chemin, une tour se dresse. Tous nos visages se lèvent vers elle.
C’est une construction solide, de bois franc. Capable de supporter les rêves des petits comme des grands. Elle s’élève au milieu du bois, insolite et pourtant harmonieuse. Ses escaliers sont si nombreux que les cuisses chauffent à sa grimpée. Elle est immense et tellement élevée que son sommet se perd dans les nuages. Par temps clair, de tout en haut, on aperçoit les alentours du camp : le nid du grand héron, la baie à Cotton, la tour à feu, les hauteurs de Saint-Raymond, le tracé de la piste cyclable à travers les bois… Et, tout en bas, à ses pieds fermement ancrés dans le sol, le camp tout petit avec ses huttes, ses QG, ses aires de feu, ses bâtiments de service, l’Antre des Lions, l’Accueil, la route de terre… Et les enfants qui vont et viennent comme des fourmis affairées, accompagnées des moniteurs et responsables minuscules. C’est une dentelle de bois, ouvrage minutieux d’un ingénieur amoureux de la matière et du design. C’est une belle tour. Fière, droite, qui s’élève comme une invitation à grandir et à vouloir atteindre le plus haut et le meilleur.
De son sommet, si tous mes amis regardent en bas, je suis le seul à regarder encore plus haut. Sourire en coin.
À la brunante, au moment où la lune n’a pas encore atteint les hauteurs du ciel et qu’elle plane au-dessus des lacs et des rivières, nous remontons à la tour. Tout le camp est occupé au bivouac et personne ne relève notre absence autour du feu.
Arrivés à son faîte, nous ne sommes qu’à quelques mètres de l’astre bleuté qui poursuit son ascension vers la voûte céleste. Il semble nous attendre, invitant et accessible, à flotter nulle part et partout. Les gars, même les moniteurs, sont nerveux. On n’a pas beaucoup de temps pour agir. Dame Lune a son horaire…
Alors, nous nous échafaudons en une construction bizarre. Les 4 plus costauds empoignent les jambes des 3 plus menus, qui tiennent eux-mêmes les mollets des 3 plus petits, qui tiennent à leur tour les chevilles des 2 moniteurs qui me soulèvent à bout de bras, en équilibre précaire sur mon désir de réussir. Et voilà la tour humaine qui vacille, tangue et chambranle au souffle de la brise d’été. Chacun des accords discordants du bivouac, tout en bas, vient ébranler sa stabilité éphémère. Et les gars forcent, suent, émettent des han ! et des hon ! et me portent vers le ciel. Je tends les bras, étire les doigts, allonge mes muscles, et finalement, à bout de souffle et de force, atteins de mes mains l’astre convoité.
Étonnamment, une fois rejointe, la lune n’oppose aucune résistance. Elle se laisse caressée, désirée, elle glisse sous la main, courbe de rondeur enluminée. Elle est chaude, douce, sensuelle à souhait. Je suis sous le charme, subjugué, conquis.
Doucement, sans la brusquer, je décroche la lune.
Je l’enveloppe sous mon chandail, de peur de l’échapper telle un miroir funeste et redescend de mon échelle vivante en écorchant au passage, bien malgré moi, quelque menton ou épaule amie. Sur le pont de la tour, les gars admirent notre butin, muets. Et, si dans l’horizon la tour est identique, les ombres qui l’habitent, elles, ont grandi de 2 pouces depuis tout à l’heure…
Pendant ce temps, en bas, tous les regards se sont levés vers le haut. Évidemment, avec le rapt de Dame Lune, la nuit s’est noircie et les campeurs se questionnent sur le vide du ciel. Mais où donc est la lune bienveillante ? Ne l’a-t-on pas aperçue à la brunante qui montait dans l’horizon ? Où s’est-elle donc cachée ? Les plus petits angoissent. Et le directeur, homme sage et omniscient, affirme d’une voix sure : « C’est sans doute le phénomène de la nuit noire… Vous savez, comme moi, que la lune ne disparait pas comme ça !» Et ses pattes d’oie sourient.
Les petits n’y voient rien, innocents et confiants, et le bivouac continue, malgré l’obscurité installée, faiblement éclairée par les lueurs étoilées et le feu de camp ravivé.
Du haut de la tour, moi au centre du groupe, le précieux trésor encore sous mon chandail, nous filons devant le camp tout entier au pas de course vers notre hutte et nous nous y enfermons. Là, nous déposons la lune au centre de la maisonnée et admirons ses reliefs et ses creux. Elle répand une douce chaleur et son clair-obscur teinte l’espace de nos visages, couleur de victoire sur l’inaccessible. Bientôt, tous les gars ferment les yeux, heureux et souriants.
Et dans le bois, la hutte ronfle.
Au matin, les moniteurs nous réveillent en sursaut : « Debout, il faut raccrocher la lune avant que le camp se réveille. Grouillez-vous !» Et voilà treize compagnons à défaire ce qu’ils ont fait la veille. La pyramide humaine recréé, et je raccroche la lune dans le ciel, mystérieusement présente alors que son conjoint, le soleil, est déjà au poste. Sur le chemin du déjeuner, affamés d’autant d’émotions, nous croisons le directeur :
– Salut les gars, bien dormi dans cette nuit d’encre ?
– Ouais, super !» Et tout le monde sourit.
À la fin du séjour, nos moniteurs ont insisté auprès de la direction pour que tous nous recevions la bille carrée de l’esprit d’équipe. Curieusement, le directeur n’a pas fait trop de chichis et n’a pas posé de questions… C’est la seule fois à ce jour qu’un tel privilège a été accordé…
Le matin du départ, dans le miroir, mes lèvres disaient à mes yeux : « Je l’ai fait, oui, je l’ai fait. »
La nuit est noire. Encore une nuit sans lune enveloppe le monde. Et mes pattes d’oie dansent. Quelque part au camp, mon fils a 14 ans…
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